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Gilets jaunes et colère noire

Elle gronde la colère des hommes.

En quelques centaines de milliers d’hommes, elle éclate, mais elle sourd chez beaucoup. Chez tous ceux que je rencontre, elle se tapie.

Colère chaude, chez les gilets jaunes, jaunes car leur sécurité vitale ne leur paraît plus assurée ;

colère froide, chez les muets  blancs, blancs d’une rage contenue car leur vie leur paraît  ne plus rien valoir, dissoute qu’elle est dans un monde globalisé, trop grand pour elle et dont toutes les promesses semblent mensongères.

Chaude ou froide, il s’agit d’une colère noire.

A tort ou à raison, qu’elle soit fondée sur des raisons légitimes ou pas, quand la colère saisit un homme ou un peuple, elle existe et souvent elle dure. L’opposition frontale, qui tenterait de la dégonfler, ne ferait que la soulever. Ainsi, au bord de mer, le récif projette un peu plus haut la vague à laquelle il s’oppose.

En disant cela, je ne fais pas de politique. Je ne m’inscris pas dans un débat politicien dont on connaît les règles.

  • Pour ceux qui sont dans l’opposition, « où siègent les principes », disait Bergson, l’affaire, gravissime, appelle à la démission du chef de l’État pour incompétence définitive.
  • Pour ceux qui sont dans la majorité, où trône la légitimité des urnes, l’affaire, importante, appelle à l’unité nationale derrière le chef de l’État et à faire taire les guerres picrocholines entre Partis politiques.

On peut bien décliner en des mots différents ces argumentaires, ils ne varient pas d’un pouce sur le fond.

A la longue, l’apaisement viendra bien d’une solution politique. Mais ce n’est pas à moi de la trouver ni même de la proposer.

A l’heure actuelle, seul le citoyen en moi, et non l’évêque, a des solutions nettes et précises à cette crise ; et ce citoyen en moi ne comprend pas que personne n’y ait pensé à part lui. En quoi, on le voit, je suis vraiment un bon français, même si j’en ris, ce qui est un signe d’une « alsacianisation » précoce.

Pour l’heure, en ces premiers jours de l’année 2019, la fracture est trop enflée par l’exaspération pour qu’on la réduise. Il faut laisser l’inflammation diminuer pour commencer à traiter l’origine du mal.

Les remèdes proposés trop vite coûtent cher, servent d’emplâtre sur une jambe de bois et ne satisfont personne.

Pour laisser le temps réduire et non durcir cette fracture habillée de sa colère noire, des mesures de sagesse, des mesures spirituelles, des mesures religieuses sont incontournables.

J’entends bien « prêcher pour ma paroisse » en disant cela.

C’est que la religion chrétienne n’existe pas pour elle-même mais pour soulever le monde vers une fraternité divine, solidement établie en Dieu, au profit de tous les hommes et de tous les peuples.

C’est la raison même de mon existence de chrétien et d’évêque que j’énonce en disant que l’homme ne s’en sortira pas sans Dieu face au grand défi de l’inutilité.

Qu’entends-je par le grand défi de l’inutilité ?

L’homme angoissé, le gilet jaune en colère, le muet blanc en rage, porte une revendication existentielle majeure qui est la même pour tout le monde, derrière toutes les revendications salariales et sociales : il veut être certain d’exister et d’exister personnellement.

Il veut avoir de la valeur, du prix aux yeux des hommes.

La raison ultime de cette soif se trouve dans le fait qu’il a du prix aux yeux de Dieu et que les hommes sont chargés par Dieu de le lui montrer.

L’homme a pour vocation fraternelle de reconnaître, de proclamer et de soutenir la valeur réelle de chaque homme (y compris de lui-même).

Or, tout lui indique qu’il ne vaut plus grand’chose aujourd’hui et qu’il ne vaudra plus rien demain quand l’Intelligence artificielle le remplacera en mieux.

C’est ce que le pape François appelle la « culture du déchet ».

Un déchet, c’est un surplus gênant dont on cherche à se débarrasser. Or la sagesse chrétienne nous indique comment l’homme vaut et comment il sait qu’il vaut avec sa dignité réelle.

  • Il a de la valeur s’il est vraiment utile au monde et à ses frères (Malheur aux vieux qui ne servent plus à rien et qui coûtent à la société. Malheur aux chômeurs qui dérangent quand ils bougent, etc.).
  • Il a de la valeur s’il est reconnu comme une source de décision et d’initiatives (Malheur à tous ceux qu’on n’écoute jamais et qu’on conduit comme des petits enfants à qui l’on dit, en leur tapotant la main, « je sais ce qui est bon pour vous », « payez et taisez-vous »).
  • Il a de la valeur s’il est dans un milieu humain à sa taille, au sein d’un réseau de personnes amicales qui ne le pèsent pas constamment à l’aune de ses compétences (Malheur à l’homme minuscule emporté dans des flots politiques où il ne reconnaît pas une « tente » amie.).

On peut le redire avec les mots de notre devise républicaine : Égalité, liberté, fraternité.

Je les prends dans cet ordre. Ils ne sont efficaces qu’à la condition de ne pas en faire des valeurs hors sol mais des conditions absolues de toute réforme sociale.

Il me semble que notre réflexion sur les « gilets jaunes » doit s’enraciner dans cette sagesse. Elle doit aller jusque-là.

Et l’Église, plus qu’à une médiation politique ou sociale, pour laquelle elle n’est pas formée (mais qu’elle peut remplir par suppléance), est appelée à proposer un retour vers la Sagesse éternelle, pour laquelle elle est créée.

Au risque de surprendre, je n’invite pas aujourd’hui au « dialogue » ou à « l’apaisement » mais à un chemin de sagesse.

Certes le dialogue et la paix sont bons en général. Mais on peut les instrumentaliser à des fins mauvaises.

Pourquoi pas maintenant le dialogue ?

Parce qu’on ne discute pas sous l’emprise de la colère, chacun en a fait l’expérience.

Parce qu’on peut être manipulé par des beaux parleurs dont c’est le métier de flatter pour tout garder.

Pourquoi pas maintenant l’apaisement ?

Parce qu’une paix trop rapide peut correspondre à une paix de bandits, à une fausse paix bâtie sur l’injustice. Dans la précipitation, il est rare que la justice soit gagnante.

Pourquoi maintenant un chemin de sagesse ?

Parce que c’est par le haut, par le fond, par le sens que l’éruption actuelle s’accomplira en un volcan d’amour.

+ Luc Ravel, archevêque de Strasbourg

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